Tarja
23 mars 1878. Manoir LAINE
— Félicitations Madame, c’est une fille !
Ma mère me prend dans ses bras et remarque quelque chose qui la surprend : J’ai les yeux vairons. Ma grand-mère se penche pour regarder et souris.
— Ah, elle a hérité de moi !
— Mère, en grandissant, cela va lui porter préjudices...
— Crois-moi, elle saura plus forte que tu ne le crois.
Mon père est informé de ma naissance et vient à leur encontre en souriant, puis en félicitant ma mère. Il me regarde en ayant le même réflexe qu’elles précédemment.
— Sa vie promet d’être bien remplie ! Comment allons-nous l’appeler ?
— Tarja, cela te convient ?
— Bouclier en vieux-francique, parfait !
Ma mère sourit et me voilà, moi Tarja, le “bouclier”, qui m’apprête à faire mes premiers pas.
06 Mars 1888
— Ne t’approches pas d’elle ! Fait une femme à son enfant qui vient dans ma direction.
L’enfant me regarde d’un air triste, je lui fais signe que j’ai l’habitude puis pars vers ma gouvernante qui m’attends devant ma diligence.
— Encore un échec ? me demande t-elle
— Je pense que je vais cesser d’essayer, mes yeux sont un problème. Rentrons je te prie.
Elle hoche la tête et aussitôt, nous rentrons en direction du manoir. Celui-ci n’est qu’un simple bloc de pierres avec de grands escaliers menant à la porte d’entrée. Ma famille a le titre de “baronne”. Titre inférieur aux comtes, mais supérieur aux autres. En gros, c’est le deuxième titre le plus “puissant” de notre pays. Et très peu de famille le possède.
Une fois arrivée, comme à l’accoutumée, toutes mes domestiques sont alignées devant les escaliers et attendent ma sortie de la diligence. Quand cela est fait, elles s’inclinent.
— Arrêtez donc tous ces chichis, je suis une personne normale, si on ne compte pas mes yeux...
— Vous savez très bien que c’est le protocole, me fait la gouvernant en mettant une main sur mon épaule.
— Au diable ce protocole idiot.
Les domestiques sourient puis nous entrons toutes au manoir, elles me laissent entrer en première forcément. Stupide protocole.
Ma mère vient vers moi en me demandant comment s’est déroulé ma sortie.
— Formidable, des apeurés en plus, aucun ami à l’horizon.
Son visage prend un air triste puis ma soeur détale les escaliers et vient devant moi.
— En même temps, quelle idée d’avoir ses yeux ?
— En même temps, la génétique me les a offertes, si tu es jalouse c’est ton problème.
Meiko, cette grande sœur qui a deux ans de plus que moi. La sorcière est son surnom que je lui ai attitré d’office dès que j’ai bénéficié de la parole à son grand regret.
— Comment une gamine de 10 ans peut parler de la sorte ! Rétorque t-elle
— Peut-être qu’en plus de mes yeux, j’ai également eu l’intelligence.
Je la vois serrer les poings mais ma mère se met entre nous deux en nous disant d’arrêter nos chamailleries car ce n’est pas digne des baronnes. Ma soeur décide de remonter dans sa chambre en lâchant “que je n’étais qu’une peste” au passage.Mais contre toute attente, elle se retourne vers moi et me dit d’un ton froid :
— Tu es juste destinée à vivre dans la solitude avec ton don et à souffrir avec ton cœur !
Phrase de trop qui, justement, me fait sentir une vive douleur à la poitrine. Ma mère s’énerve en lui disant d’aller dans sa chambre avant de me retenir.
Mon calvaire ne fait, juste, que commencer.
15 avril 1896
Enfermée dans la bibliothèque avec ma grand-mère, aucun mot ne sort de ma bouche depuis au moins 20 minutes. Elle me regarde, sourit et me demande ce qu’il y a.
— Oh, pas grand chose, une sœur insignifiante, une vie qui l’est tout autant. Un don qui ne me sert à rien à part voir le futur.
— Et potentiellement le passé.
— Ca ne m’est jamais arrivé...
— Car pour le moment, ce n’est pas d’actualité, mais à l’avenir, crois-moi, il te servira !
Elle me fait un clin d’oeil puis continue de me poser des questions.
— As-tu pensé au futur prétendant qui pourrait devenir ton mari ?
— Mummo !
Elle se met à rires en tournant la tête.
— Je n’ai que 17 ans !
— Justement, bientôt majeure.
— Et donc, de ce fait, je devrais forcément me marier ? Et puis...
Je soupire, me lève et pars devant la fenêtre.
— Qui voudrait d’une sorcière aux yeux différents qui plus est avec ce satané problème au cœur. A part faire perdre du temps à ce pseudo futur mari, je ne servirai à rien !
— Si tu savais...
Rien qu’à sa phrase je viens de comprendre qu’elle l’a vu. Elle rigole de plus bel en me disant que je ne suis pas la seule à avoir ce don. Par provocation je lui demande qui est ce fameux prétendant.
— Ah mince, bizarrement, j’ai oublié ! Dit-elle en se tapotant la tête.
— Bien sûr, je vais te croire...
Elle se lève à son tour pour venir en face de moi. Elle prend mon visage entre ses mains puis me dit :
— Il aura également des yeux différents, sa voix t’apaisera, ses bras te réconforteront, et surtout, il deviendra ton meilleur allié.
Après cela, elle me dépose un baiser sur le front et quitte la bibliothèque en me laissant pensive suite à ses mots.