RIDERSIDE
Riderside, 2023.
Des cris inaudibles se faufilent dans mon conduit auditif. Ses larmoiements puérils et infantiles me brisent les tympans. Ses vagissements crédules m’entraînent loin de mon sommeil et me font bondir hors des bras de la morphée.
Mes paupières s’ouvrent et se referment instantanément. L’acuité visuelle est troublée par la diminution de la transparence de ma vision. Toutefois, je reprends mes esprits, mes prunelles se figent et restent clouées vers le plafond immaculé.
Des néons aux diodes électroluminescentes sont encastrés par dizaine sur la surface horizontale extérieure de la pièce, je perçois nettement les martèlements rythmés que mon palpitant émet.
Quand Lexie et moi, nous avons été pourchassées par ses dégénérés, mes battements étaient plus vifs que ces derniers qui ont regagné une fréquence cardiaque régulière.
Dès que je pose une main sur mon front, je constate que des perles cristallines roulent le long de mes joues rosées et ma peau est collée contre un tissu trempé.
Après qu’une lutte acharnée se déploie et de grands mouvements gesticulent dans tous les sens, je me débats jusqu’à ce que je réussisse à m’extirper du linge humide.
Mon corps est envahi par une douleur lancinante se diffusant dans chaque partie de mon organisme. Je glisse du matelas à ressorts puis j’atterris sur le sol carrelé.
Mon regard encore perdu sur les murs lactés, je sens que mon cœur s’alarme. Mais les pulsations s’estompent vite lorsque je remarque que le visage de mon amie arrive à ma hauteur. Je soupire de soulagement, les mots s’échappent de mes lèvres charnues et ils me déchirent la gorge.
— On est bien morte, c’est ça ?
Lexie hausse soudainement un sourcil et tend sa main vers moi afin que je l’intercepte pour me relever sur mes deux jambes.
— Ce talisman était censé nous protéger sauf que je viens de faire une découverte surprenante dans ce laboratoire, me sort-elle tout en pointant l’autre pièce séparée par une grande baie vitrée.
Nous nous rapprochons vers cette dernière et nous constatons que deux berceaux médicaux sont positionnés au centre de la salle fermée à clé. Chaque lit est occupé par des enfants âgés d’à peine trois ou quatre mois aux iris orangés.
Une pluie de frissons aussi légers que des plumes parcourent mon épiderme lorsque les deux bébés me regardent d’un air attendrissant. Je recule vivement.
Je n’attends pas quelques secondes de plus pour essayer de sortir de cet atelier menant à des buts sûrement scientifiques.
En cherchant une issue de secours à travers ses nombreuses allées, j’arrive plus ou moins à quitter l’unité d’investigation.
Je trouve une grande ouverture où les faibles rayons du soleil pénètrent entre les contours de l’encadrement des deux portes rouillées et inclinées perpendiculairement. Elles illuminent délicatement des petites marches en béton. Je pousse la trappe en métal à l’extérieur et un courant d’air glacé se rue sur ma peau embrumée par les suées.
Un sol aussi pur qu’un joyau étincelant sur son piédestal.
Pas très loin de ma position, je me souviens où était l’emplacement du puits qui m’a conduite chez les Lane et qui a volontairement disparu. Je reconnais aisément l’endroit où je me trouve à cet instant.
Un terrain magnifique qui est extrêmement en piteux état.
La neige a appauvri la verdure luxuriante et ses particules opalines ramifiées tourbillonnent dans l’atmosphère et saupoudrent la propriété fertile et plantureuse. Le grand arbre n’est plus au milieu de cette merveille. L’eau des rivières, des lacs et de la cascade, sont bel et bien absentes, formant des gros trous et des fossés vidés du liquide transparent.
Il s’est passé quoi ici ?
Eden Ride…
Depuis une bonne trentaine de minutes, je suis assise sur les touffes froides qui donnent un aspect naturel et purifié d’une terre sans souillure et sans tâche.
Une chemise de patient immaculée me fait office de vêtement, je m’allonge et me fonds littéralement avec le paysage.
La pulpe de mes doigts s’ancre sur l’asphalte enrobé d’un manteau épais et enneigé. Au contact de ma peau chaude, la glace frigorifiée craquèle par des bruits imperceptibles. Je serre la masse poudreuse dans mes paumes, elle rend ma chair transie. Elle laisse une teinte légèrement rougeâtre sur mon épiderme quand je me relève et que je place le dos de mes mains sur mes cuisses.
J’entends néanmoins le timbre sonore de Lexie qui épelle mon prénom. Je me redresse à la hâte et jette un coup d’œil vers les portes battantes ouvertes.
Lexie agite les bras en l’air. Je fais de même pour qu’elle voie où je me trouve et je la rejoins aussi vite que possible.
Lorsque je me dirige vers elle, sa voix mielleuse retentit dans mes oreilles.
— Je ne veux pas t’alarmer, mais cette neige n’a rien de normal ! me déclare Lexie.
— Que veux-tu dire par « rien de normal ? »
— En décembre 2010, le climat a été bouleversé. La quatrième saison qui devait succéder après l’automne dans la ville a cessé d’exister l’année suivante. Et devine qui avait ce pouvoir de créer de ce décor hivernal ? L’aura Némésis ! Je n’avais que six ans quand le duvet froid et lisse a disparu à jamais de Riderside, m’avoue-t-elle en montrant le nappage blanchâtre sous nos pieds.
— Est-ce que tu crois qu’on est morte en s’enfuyant contre ses tarés possédés ou qu’on a franchi les portes de l’enfer ?
Lexie ne comprend toujours pas les mots qui sortent de ma bouche. Je pisserai dans un violon, elle n’interprètera jamais ses termes de la même manière que moi, sauf si je l’instruis un peu plus sur le monde des humains qui a presque la fonctionnalité que celui-ci. Vivre ou crever. Survivre ou mourir !
— Justement, pourquoi tu m’as embarquée avec toi dans la forêt ? Tu as vu quelque chose dans la chambre de North avant que tu ne tombes à trois étages plus bas ?
— Ouais deux choses qui ressemblaient à North et à une autre femme en train de baiser tranquillement dans son lit. Ensuite, ils nous ont traquées dans le bois et l’un d’entre eux m’a foutu une hache dans le ventre quand je t’ai poussé dans les buissons, dis-je en m’énervant.
Alors suis-je réellement la seule qui a aperçu ses deux personnes ?
Pour illustrer mes propos, je lève la chemise jusqu’en dessous de ma poitrine. Nous voyons si distinctement l’énorme marque cicatrisée au niveau de mon nombril.
Cela fait combien de temps que je suis restée dans ce lit déjà ? Et qui est l’individu qui nous a sauvées ? Je suis encore plus folle qu’au début !
Au moment où je ris aux éclats sans réellement, savoir pourquoi je suis dans un état amusé et de bien-être, je pense aux autres qui doivent être à notre recherche et ses nourrissons cachés dans ce bâtiment souterrain.
Mes prunelles contemplent une dernière fois le sentier enneigé et avant de quitter les lieux. L’excitation de partir de cet endroit s’accroît de plus en plus en moi. Je m’abandonne à une marche rythmée, trépignant sur les graviers fraîchement enveloppés par la poudre opaque.
Je coule un ultime regard de l’autre côté d’Eden Ride. Là où une mystérieuse énergie commence à m’envouter de plus belle. Mais la main de Lexie s’agrippant à la mienne me fait revenir à la réalité. Je secoue brièvement de la tête et suis mon amie qui veut absolument quitter les lieux pour rassurer sa famille, qu’elle est toujours en vie.
Peut-être que la prochaine fois, j’aurai plus de courage pour prendre le risque de m’embarquer dans une folle aventure…