PROLOGUE
PROLOGUE
Pour la énième fois, il a hésité à faire une nuit blanche. Seulement, à la pensée de la journée qui l’attend, il s’est résigné à éloigner cette mauvaise idée, la boule au ventre. Son petit emploi saisonnier dans une épicerie de son quartier requiert une attention poussée à son maximum afin d’éviter les erreurs de caisse et les vols. Ne pas dormir signerait sa fin auprès de Monsieur Khan.
Cependant, lorsqu’une obscurité anormale et identifiable perturbe son sommeil, que son souffle se bloque dans sa trachée, que tous les muscles de son corps se contractent et se figent, il regrette d’avoir suivi la voix de la raison.
Pour la énième fois.
Ce qu’il redoutait tant se dévoile.
Ils apparaissent, luminescents et profonds, derrière ses paupières closes. Deux orbes rougeoyants, fendus d’un trait noir et ponctués par des iris dorés.
Il ne voulait pas les voir. À tel point, que son cœur lâche un battement douloureux, lui donnant l’impression d’embrasser la Mort.
Toutes ces sensations paralysantes…Cette sorte d’entité malveillante caractérisée par ce regard si intense, si suffocant... Elles se sont imposées à lui depuis plus d’une quinzaine de nuits. Et à chaque fois, elles le tiennent en étau dans une transe insupportable, l’empêchant de lutter pour s’en détacher et se reconnecter avec le monde de son propre chef.
Au-delà de ce tourment répétitif, il entend parfois un chuchotis les accompagner. Il peine à lui donner un sens. C’est troublant. Et plus qu’un poil effrayant.
Soudain, ses paupières se crispent. Ces orbes…Ils se tiennent si proches, comme prêts à le dévorer, qu’un spasme secoue son corps, avant qu’il ne se tende. Ses mains crochètent ses draps, les froissant dans des plis asymétriques. Le peu de millimètres qui les sépare disparaît et les deux orbes combinent pour n’en former qu’un entouré d’une fine couche mordorée. Il grossit et tournoie, tel un tourbillon sans fin. Il l’éblouit et le perd.
C’est la première fois que cette chose se montre si étouffante, menaçante et persistante. Ça le fait douter un peu plus qu’il s’agisse d’un simple cauchemar récurrent. À la possibilité que ce ne soit pas le cas, sa cage thoracique se resserre. L’air lui manque. Une peur indicible se mélange à l’incompréhension la plus totale.
Il veut se réveiller. Là, maintenant, tout de suite. Qu’importe l’heure qu’affiche sa vieille horloge mécanique. Qu’importe s’il ne finit pas sa nuit. Qu’importe si demain Monsieur Khan soit derrière son dos à cause d’un manque de concentration et le renvoie d’un coup de pied aux fesses.
Comme si on avait entendu sa prière intérieure, cette chose met un terme à son supplice en l’attrapant entre des liens invisibles. Une chaleur inconnue se déploie dans tout son être et le foudroie de part en part. Ce n’est qu’au moment où elle le relâche que son corps s’arc-boute et reprend vie. Ses paupières s’ouvrent enfin et s’écarquillent sous la pétrification. Jusqu’à présent, le réveil après son passage dont il se passerait bien n’avait jamais été aussi terrifiant et douloureux. Mais bien qu’il soit revenu dans la réalité, il pressent que ce n’est pas fini.
Un frisson balaie son épiderme seulement couvert d’un short. Son cœur palpite vite et fort. Il pourrait à tout moment sortir de son carcan de chair et de peau. Sa respiration n’est pas en reste. Bruyante et saccadée, elle brise le silence glaçant de sa chambre de jeune adulte. Ses yeux cherchent un point d’ancrage.
Ils se posent sur le miroir accroché à son armoire lorsque sa tête tourne sur le côté gauche. Il n’aurait pas dû. En plus de la vision de ses jambes et de ses pieds nus dépassant de son drap, cette chose se trouve bien là. Elle flotte à travers la surface polie de verre. C’est la première fois qu’il la voit autrement qu’assoupie. Il n’ose pas se redresser, ni se rapprocher et se confronter à elle. De toute façon, il n’aurait pas réussi un tel exploit. Son corps porte les kilos d’un éléphant. Bouger ne serait-ce que le petit doigt lui serait d’un effort surhumain. Les bras le long du corps, il se refuse tant de mal, préférant affronter cette étrangeté qui l’observe de là où il est.
D’où vient-elle ? Pourquoi le hante-t-elle et le poursuit-elle jusqu’en dehors de ses songes ? Ou peut-être que c’est lui le problème ? Peut-être qu’il devenait dément avant l’heure ?
Qu’est-ce qui m’arrive ?
Peu à peu, l’éclat s’amenuise et s’évanouit, ne laissant derrière lui qu’un murmure. Un accroc blesse sa respiration. Il en saisit enfin toute sa consonance.
Aylan.