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Je suis une idole, une étoile.
Les étoiles sont bien trop lointaines pour être touchées, elles abasourdissent par leur beauté et leur puissant rayonnement, alors qu’il nous est impossible de les approcher.
Elles reflètent la dure réalité de cette vie : on désire ce que l’on n’aura jamais. On admire ce qui est inaccessible parce que l’on est convaincu que, s'il nous est impossible de prendre une chose entre nos mains, c’est qu’elle doit valoir tout l’or du monde.
C’est pour cela que le public est sous mon emprise, dompté par mon regard. Il prouve ce que les journalistes racontent à mon égard : de mes yeux s’échappe une aura enivrante qui peut envoûter des centaines de milliers de personnes.
Il me suffit de marcher d’un côté et de l’autre de la scène pour contempler tous ces visages suivre le moindre de mes mouvements, de manière robotique. Alors, mes talons claquent sur le sol avec assurance : je me sens puissante, prête à décrocher la lune et à voler tous leurs cœurs.
Un par un, ils tomberont et succomberont à mon charme, tel est mon pouvoir. Ma voix mélodieuse est couverte par leurs cris, ils en veulent plus. S’ils le pouvaient, ils se rueraient sur la scène pour faire de moi leur objet, que je sois la leur pour toujours.
Mais il n’en est rien. La scène me sépare de l’immense foule, grâce à sa hauteur, ses lumières. Semblable aux astres qui drapent le ciel nocturne, je suis insaisissable.
Je suis ici, dans cette tenue scintillante, pour leur rappeler par mon éclat éternel, divin et inaltérable, que personne ne pourra jamais étouffer cette lumière qui jaillit de moi. Personne ne pourra m’empêcher de briller, d’être aimée et inlassablement désirée.
« Je vous aime ! »
Ce délicieux mensonge sort de ma bouche et est avalé par mes spectateurs. Oui, je mens. Je ne connais aucun d’entre eux et je leur promets à chaque concert, un amour immortel et une dévotion sans faille. Je leur promets de toujours combler le vide qui les ronge par ma simple vision. Oui, à chaque fois qu’ils ont les yeux posés sur moi, ils oublient leurs problèmes.
Moi, Goldy, je suis celle qui les nourris, qui les enveloppe d’un voile protecteur. Ils n’ont plus à penser à demain, à hier ou à aujourd’hui. Tout ce qui compte, c'est moi, ma voix, ma beauté.
J’exécute ma mission d’idole ; je suis là pour qu’ils s’oublient.
Car en me donnant leur dévotion et tout leur être, ils ne deviennent qu’un, réunis autour de moi et en train de vivre une expérience qui les apaise. Je leur prends leur amour pour me nourrir, pour faire accroître encore plus ma propre lumière. Ainsi, en me sentant voler, je sais que je suis au sommet du monde.
Chaque membre de mon corps sait où se placer, mes bras et mes jambes effectuent des mouvements dont moi seule ai le secret et qui les subjuguent encore plus.
Malgré tout, le sourire fixé sur mes lèvres sert un autre mensonge.
Il devrait refléter ma joie et mon amour pour eux, ma satisfaction d’être là, alors que je ne pensais, au bout de plusieurs heures, qu’à rentrer chez moi. Pourtant, il me suffisait de ce sourire, d’imiter le visage que n’importe quel humain fait quand il est heureux pour qu’ils y croient. Alors qu’en vérité, mes talons me faisaient mal, mes bras étaient épuisés et mon souffle court. Mais je devais maintenir une voix stable et délicate, elle devait s’harmoniser avec la chanson d’amour que je leur interprétait même avec la fatigue extrême.
Ainsi, si mes talons brûlaient sous la pression de mes chaussures étroites, je m’en accommoderais. Si j’avais soif, je supportais.
Il fallait que le show continue. Cette chanson, comme toutes celles de mon album, devait les laisser croire que je les aimais plus que tout. Ils étaient mon monde tout comme j’étais le leur. Après tout, ma vie n’avait de sens que parce qu’ils étaient là à me donner tout ce qu'ils étaient.
Quand j'interprète une chanson d’amour mielleuse, je pointais du doigt les garçons de la salle pour qu’ils se sentent visés : je n'appartiens qu’à eux, j’étais la petite amie de tous les hommes de cette salle. Quand je parlais de rupture, je mimais la femme forte, pour que les filles se sentent aussi puissantes que moi.
Alors que les chansons s'enchaînent, le rythme est effréné et la musique devient de plus en plus intense. Les danseurs donnent leur maximum et effectuent leur chorégraphie endiablée tant dit que je dessine un cœur avec mes deux mains en direction de mes admirateurs, de mes jouets.
Malheureusement, le temps que je fasse un ultime déhanché vers eux –le visage euphorique devant tant d’amour grâce à cette puissance que leur foi, leurs cris et leur excitation me procurent– ma cheville se tordit sous le poids de la fatigue et je m’effondrai du haut de mes talons.
Un silence terrifiant remplaça cette atmosphère vibrante et j’avais la tête baissée pour réponse.
Moi, l’idole, j’étais humiliée. J’étais censée être parfaite, divine… Mais j’étais tombée.
Tout devenait flou autour de moi. La scène disparaissait et les pleurs du public n’étaient plus que des murmures emportés par le vide.
Ils ont assisté à la chute de leur star, ils ont vu que je n’étais pas infaillible. Non, impossible, tout ne peut pas être fini…
Quand je relève timidement le menton, tout est noir autour de moi. Affolée, je hurle, tape sur le sol, désemparée et esseulée.
Tout était parti : ma scène, mes fans… Ma tenue et ma coiffure pailletée étaient les derniers vestiges de ma gloire.
Je n'étais plus au sommet du monde, j’étais dans les abysses de la solitude.
De ce fait, mes larmes de profonde déception et mes sanglots étaient tout ce qu’il me restait.
Je n’ai plus rien. J’ai tout perdu et c’est ma faute, je suis tombée. Les idoles ne tombent pas, elles sont invincibles. Elles ne peuvent pas se permettre d’être faibles ou alors… Elles sont condamnées à disparaître.
« Grosse nulle ! », « Tu nous as menti. », « On trouvera quelqu’un d’autre ! », « Disparais ! »
Des voix sortent de tous les côtés, mais impossible de savoir d’où elles proviennent, faisant grimper considérablement ma panique.
« Non, s’il vous plaît. Arrêtez, je vous en supplie, je ne recommencerai plus. Je vous en prie…
— Goldy ? Oui, c'est ça. Tu mérites de finir dans les égouts de Paris avec les rats. Tu as menti, tu as dit que tu étais parfaite… Mais tu as fauté. Menteuse !
— S'il vous plaît. Laissez-moi recommencer. J'étais juste fatiguée, je… »
Les critiques et les insultes pleuvent dans la pénombre. Désespérée et apeurée, je mets mes deux mains sur ma tête pour me protéger. Ils ont raison, je ne peux rien y faire, je ne peux pas y échapper. Je vais mourir ainsi, tomber dans l’oubli et…
< Il est neuf heures trente. C’est l’heure des antidépresseurs. Ne pas oublier aujourd’hui. >
Mon cœur bat à tout rompre quand je me réveille en sueur et complètement désorientée. Cette alarme m’a délivrée d’un long supplice.
Ok. Je suis dans ma chambre. En pyjama. Tout va bien.
Portant une main à mon front, je respire profondément. Le rêve est fini, il me faut retourner à la vie réelle. Cette triste vie où je suis aux antipodes de cette Goldy, juste Oria.